MEURTRE DE DANIEL LANGLOIS DANS LES CARAïBES : Y AURA-T-IL JUSTICE?

Les mots avaient été prononcés sur le ton de la blague. Aujourd’hui, ils donnent froid dans le dos.

La climatisation est bienvenue lorsque nous montons dans le minibus avec Normand Langlois, le frère de Daniel. Nous sommes trempés après avoir cuit dans la file d’attente des douanes à Roseau, en Dominique.

Sur le chemin étroit qui longe la côte, les véhicules à contresens nous frôlent dangereusement. Chaque fois, nous retenons notre souffle. Mais pas Normand et Sylvie, sa conjointe, qui redeviennent Dominiquais instantanément.

Car le couple a vécu 17 ans sur cette île que l’on confond souvent avec la République dominicaine. C’est une belle île, pas trop touristique, glisse Sylvie, positive malgré la tragédie qui les ramène ici. Chaque courbe de la route est, pour eux, une façon de profiter du paysage.

Nous roulons vers le Coulibri Ridge, le dernier grand projet du mécène québécois Daniel Langlois, pionnier de la 3D reconnu mondialement. Il a rêvé et conçu, avec sa conjointe Dominique Marchand, un petit hôtel autosuffisant de grand luxe.

Ils n’ont pas pu en profiter longtemps. Le Coulibri Ridge a été inauguré en 2022, un an avant leur assassinat. Normand, qui a supervisé la construction de l’hôtel, est ici pour en assurer le fonctionnement. Il y a une quarantaine d’emplois en jeu, c’est énorme ici, fait-il remarquer.

Avec Sylvie, ils forment un couple affable et discret. Se prêter à un tournage est, pour eux, contre nature. Ils ont accepté pour deux raisons. La première, c’est pour que toute l’affaire ne tombe pas dans l’oubli au Canada.

Dix ans de tensions

Le minibus quitte la côte pour une route plus isolée et sinueuse, au milieu d’une jungle sombre et dense. Il n’y a personne autour. Nous approchons du lieu de la tragédie.

La prochaine courbe, c'est là que c'est arrivé, nous prévient Normand. C'est là, la grosse courbe que tu vois, c'est là, précise Sylvie.

Nous sommes sur la seule route permettant d’aller au Coulibri Ridge. Une voie qui passe au beau milieu du terrain de leur voisin. Un chemin qui pourrait bien être à l’origine du drame.

Sylvie et Normand se raidissent. Nous approchons du domaine de Jonathan Lehrer, l’un des hommes accusés des meurtres. En passant, ils jettent des coups d'œil furtifs, curieux, à l’affût des détails.

Jonathan Lehrer est un Américain de 58 ans, expatrié en Dominique depuis plus de 20 ans.

En 2012, la famille Lehrer a acheté Bois Cotlette, un site historique où ils organisaient des visites guidées.

Arrêté le 6 décembre 2023, il est détenu dans la prison nationale de la Dominique. Il doit se défendre d’accusations de meurtres, tout comme son présumé complice, Robert Snyder. Ce dernier est un mécanicien de Tampa, en Floride, qui venait périodiquement réparer ses autobus touristiques.

La famille Lehrer a embauché un relationniste de presse basé au Texas pour communiquer sa version des faits aux journalistes. L’homme clame l’innocence des deux accusés.

Enquêtez sur l’enquête de police! répétait-il, nous exhortant à explorer d'autres théories pouvant expliquer le drame, sans toutefois nous fournir le moindre point de départ factuel.

Voilà la deuxième raison pour laquelle Normand Langlois a accepté de nous parler. Pour rectifier ce qu’il considère être de la désinformation venant de l’équipe de défense de Jonathan Lehrer.

Selon ce que les proches du couple assassiné ont pu apprendre des autorités et des gens sur place, une embuscade aurait eu lieu sur la propriété même des Lehrer. Robert Snyder aurait fait feu sur le véhicule des Québécois alors qu’ils rentraient au Coulibri Ridge.

Pour Normand Langlois, il ne fait aucun doute que c’est Jonathan Lehrer qui a commandité les meurtres. Avec tout ce qu'on avait vécu à travers les années, il n'y avait pas le moindre doute. C'était trop intense.

Des vidéos qui racontent l’histoire

Pour soutenir ce qu’il avance, Normand dispose notamment des disques durs de son frère. On y trouve des vidéos captées par la caméra de son véhicule. Des dizaines de séquences montrant ses passages sur la route traversant les terres de ses voisins.

On retrouve la voix de Daniel Langlois, ses conversations avec sa femme. On voit distinctement Jonathan Lehrer ou sa femme les dévisager à leur passage.

On remarque aussi les chiens qui aboient et sautent sur leur voiture. Dominique Marchand elle-même a été mordue à la jambe par une de ces bêtes, laissées en liberté par les Lehrer.

Ces images ont été prises pour étoffer sa preuve afin qu’un tribunal confirme que la route était bel et bien publique.

La famille Lehrer considère que le vieux chemin traversant leur domaine est une route privée, qui leur appartient. Elle s’inquiétait pour l’état des vestiges historiques sur ses terres.

Cette route était empruntée régulièrement par les nombreux camions apportant les matériaux de construction à l’hôtel de Daniel Langlois. Et le passage est étroit.

La tension montait entre les voisins.

La procédure judiciaire de Daniel Langlois s’est étirée sur six ans. Ce n’est qu’après sa mort que la cour lui donnera raison.

Il y a quelque chose qui se passe

Le minibus passe une imposante grille noire et nous dépose au Coulibri Ridge. Normand et Sylvie sourient à la vue de la grande blonde qui vient à notre rencontre. Céline Caissie les embrasse, nous tend la main chaleureusement.

Énergique et organisée, c’est elle qui a repris la gestion de l’hôtel au pied levé après les meurtres. C’est une amie d’enfance de Dominique Marchand. Une amie qu’on lui a arrachée.

Les deux femmes sont des amies du secondaire. Elles se sont rencontrées en 1978 au réputé collège privé Mont-Saint-Louis, au nord de Montréal.

Ses proches décrivent une femme douée d’une intelligence hors du commun, qui a étudié le mandarin à McGill et à Harvard. Après quelques années à New York, Dominique Marchand revient à Montréal. Elle décroche un emploi d’adjointe de direction chez Softimage, la boîte de Daniel Langlois.

Softimage, c'est le logiciel 3D qu’il a créé et qui a été utilisé dans des films, nous rappelle Normand Langlois. L’outil, révolutionnaire à l’époque, fera de son frère un pionnier du cinéma d’animation.

Il a travaillé sans compter l'énergie qu'il y déployait et sans savoir qu'il allait nécessairement réussir, se souvient Normand Langlois. Le logiciel servira par la suite dans des superproductions hollywoodiennes, dont Jurassic Park.

Son grand frère vendra son logiciel à Microsoft pour une somme estimée à 130 millions de dollars en 1994. Une fortune pour le trentenaire élevé dans une famille modeste près de Saint-Jérôme.

Après quelques années de collaboration professionnelle, Daniel Langlois et Dominique Marchand s’unissent. Ils enchaînent les grands projets à Montréal, comme le cinéma Ex Centris et le Club 357C.

Après un voyage en Dominique, une nouvelle aventure les emballe : concevoir un hôtel autosuffisant en eau et en énergie. Céline Caissie souligne que ses amis ont formé des gens des villages environnants aux différents métiers de l’hôtellerie.

Parmi eux, Magdalene Fontaine, l’une des premières cuisinières du Coulibri Ridge. Elle nous accueille dans sa coquette maison verte, à quelques minutes de route de l’hôtel.

Celle que tout le monde ici surnomme Maggie est dévastée, comme si le drame s’était produit la veille. Ils étaient comme ma famille, nous confie-t-elle, les yeux humides.

Toutes les semaines, Daniel et Dominique passaient chercher plusieurs repas qu’elle leur cuisinait. Ils aimaient manger dans leur appartement privé situé à l’écart des luxueuses chambres du Coulibri Ridge. Leur routine était sans faille.

Le 1er décembre, vers midi, des employés de l’hôtel signalent à Céline Caissie l’absence de Daniel et Dominique. Écoute, on ne les a pas vus [sur la propriété] de la matinée, il y a quelque chose qui se passe, s’inquiètent-ils.

Vérification faite auprès de Maggie. La veille, les Québécois sont bien passés prendre quelques plats cuisinés. En toute logique, ces repas devraient se trouver dans le réfrigérateur de leur appartement privé.

Céline Caissie se rend dans les quartiers de ses amis. J'ouvre le réfrigérateur, il n'y avait plus rien, je me suis dit : c’est curieux. Elle lance les recherches. Mais en vain : ils ne sont pas nulle part, il n'y a pas de voiture.

Paniquée, Maggie contacte Normand Langlois, qui était à Montréal à ce moment.

Elle nous a appelés en larmes. On n'arrive pas à faire le contact avec Daniel. Et il y en a qui ont vu des feux, de la boucane, on ne sait pas ce qui se passe, se souvient-il.

Sur les lieux du drame, Céline interpelle les policiers. Elle refuse de croire que ses amis sont dans la carcasse. Et ils ont dit : "Vraiment désolés mais c'est parce que ça n’a pas brûlé avec de l'essence, ça a brûlé avec de l'acide." Donc là, j'ai fait : c'est complètement malade!

Bois Cotlette, le projet inachevé de Lehrer

Bienvenue à Bois Cotlette! L’ambiance est un peu étrange lorsque nous arrivons sur la propriété de Jonathan Lehrer, désertée depuis qu’il est en prison.

Kerne Toussaint nous accueille, vêtu de l’uniforme de Bois Cotlette et d’un chapeau d’expédition. L’employé a été désigné par le relationniste de la famille Lehrer pour nous faire une visite. À plusieurs reprises, il souligne que son patron est un homme empathique et aimant, victime d’une terrible erreur.

Kerne Toussaint assure par contre ne pas vraiment connaître le co-accusé des meurtres, Robert Snyder. Il reprend cependant certains des arguments de la défense à son propos. Ainsi, les brûlures visibles sur la jambe de Snyder lors de son arrestation auraient été causées par le liquide chaud d’un radiateur qu’il tentait de réparer.

Kerne Toussaint nous guide vers un vieil édifice situé tout au bord de la fameuse route où passaient les camions de Daniel Langlois. Notre plus grande crainte, c'est qu'un de ces gros véhicules n'accroche le côté de l'édifice.

Devant nous, Kerne Toussaint doit admettre qu’aucune trace de dégât n’est visible. Mais des accidents, ça arrive, plaide-t-il.

L’employé nous guide aussi vers une section de la propriété plus à l’écart. On y retrouve des structures de béton non achevées. C’est le projet Mariana, explique-t-il. La passion de Jonathan.

Nous sommes devant ce qui semble être les débuts d’un projet immobilier inachevé. Un complexe d’habitations où 150 investisseurs avisés pourraient se réfugier en cas de perturbation majeure, économique, politique, selon le site Internet de Bois Cotlette.

En Dominique, une source près de la famille nous a confié que Jonathan Lehrer était un survivaliste. Les enquêteurs ont filmé d’immenses conteneurs installés sous terre. C’est pour de la nourriture, assure Kerne Toussaint.

L’accusé a des contacts en haut lieu

Une chaleur écrasante pèse sur Roseau et sa prison nationale en cette fin d’avant-midi. Le grincement des grilles et la clameur des détenus emplissent l’air. Le nom de l’établissement est évocateur : Stock Farm - ferme de bétail.

Lennox Lawrence sort de la prison par une porte grillagée. L’avocat de Jonathan Lehrer est tiré à quatre épingles, ses initiales sont brodées sur sa chemise. Mon client est innocent, c’est un dossier très clair, assure-t-il.

Lennox Lawrence vient d’aller rendre visite à Jonathan Lehrer. L’avocat aime la joute verbale, s’attarde aux détails. Il discute longuement sans toujours répondre à nos questions, puis soudain, il se braque.

Votre question ne devrait même pas être posée, nous rabroue l’avocat. Elle nous semble pourtant légitime : pourquoi donc une haute fonctionnaire dominiquaise était-elle prête à se porter garante pour son client?

Nous lui parlions de Rhoda Joseph, la patronne d’Invest Dominica, l’entité gouvernementale chargée des investissements étrangers. Au printemps, elle avait offert son immeuble en garantie si Jonathan Lehrer était libéré provisoirement.

L’accusé n’a pas été libéré sous caution. Le tribunal a statué que son état de santé ne le justifiait pas. Mais la présence dans ce dossier de cette haute fonctionnaire de l’État dominiquais en a troublé plusieurs.

Quand j'ai su que c'était elle, j'ai baissé les bras, se rappelle Céline Caissie. Je me suis dit : non, c'est sûr qu'il va être libéré.

Nous n’en saurons pas plus. Rencontrée devant ses bureaux au centre-ville de Roseau, Rhoda Joseph nous sert un bref non, après nous avoir à peine regardés.

En Dominique, la citoyenneté se monnaye

La Dominique est l’un des pays les plus pauvres des Amériques. Une petite nation à l’économie mise à genoux par l’ouragan Maria en 2017.

Mon pays pourrait tellement faire mieux, se désole Thomson Fontaine, chef du principal parti d’opposition en Dominique.

Pour remplir ses coffres, le gouvernement a accepté de vendre des passeports dans le cadre d’un programme censé attirer les investissements étrangers.

Pour en faire la vente, le premier ministre Roosevelt Skerrit a délégué ce pouvoir à une poignée d’hommes d’affaires. Dont Jonathan Lehrer, qui pouvait ainsi attirer des investissements dans Bois Cotlette. Mais aussi Lennox Lawrence, qui est aussi un organisateur politique du premier ministre et son avocat à l’occasion.

C’est le premier ministre qui décide qui devient un agent de passeport, personne d’autre, affirme Thomson Fontaine, catégorique.

Or, des enquêtes journalistiques ont démontré que la nationalité dominiquaise a été vendue à des blanchisseurs d’argent iraniens, à des oligarques russes et à des criminels de guerre, entre autres gens peu recommandables.

C'est une affaire de taille, lance Zack Kopplin, l’un des enquêteurs du Government Accountability Project qui s’est longuement penché sur cette affaire.

Le premier ministre Roosevelt Skerrit a réagi en traitant les journalistes de terroristes. Plus subtile, la ministre du Tourisme Denise Charles nous reçoit un samedi après-midi à son bureau et réplique. Certaines personnes ne veulent pas d'informations. Elles préfèrent créer la confusion et diffuser de fausses informations sur le programme pour servir leurs propres intérêts.

La ministre fait valoir que le programme des passeports vient d’être réformé et que c’est l’opposition qui répand de fausses informations. Elle promet de nous mettre en contact avec ceux qui détiennent les bonnes informations, mais ne donne pas suite.

Pour le chef du principal parti d’opposition, Thomson Fontaine, le meurtre des deux Québécois a une portée politique.

Il accuse le premier ministre Roosevelt Skerrit, qui règne sur l’île depuis plus de 20 ans, de tremper dans plusieurs scandales de corruption. L’opposition soutient qu’au moins 2 milliards de dollars américains provenant du programme des passeports ont été détournés du trésor public.

Les doutes des proches

Les proches des victimes craignent que, d’une façon ou d’une autre, le processus judiciaire déraille. Peut-être parce que les enquêteurs n’auront pas bénéficié des meilleures techniques pour récupérer des indices, peut-être parce que les avocats assignés au dossier ne feront pas le poids devant ceux de la défense.

Les contacts en haut lieu de Jonathan Lehrer inquiètent aussi les proches. Pour toutes ces raisons, ceux qui aimaient Daniel Langlois et Dominique Marchand s’inquiètent. Ils souhaitent aussi que le gouvernement canadien suive attentivement le déroulement des procédures judiciaires.

Normand Langlois se souvient de l’attitude des deux accusés à leur sortie du tribunal en décembre. C’était quelques minutes après avoir été formellement accusés de meurtres. Les deux semblaient sourire en quittant le tribunal de Roseau.

Une espèce d'air fendant. Définitivement, [Lehrer] est sûr de son affaire. Il pense très bien qu’avec ses relations, avec de l'argent ou non, il va être capable de s'en sortir.

Nous avons contacté le bureau du premier ministre Roosevelt Skerrit et l’organisme responsable du programme des passeports, mais sans obtenir aucune réponse à nos questions.

L’avocat de Jonathan Lehrer assure que le système de justice fonctionne bien en Dominique. Sinon, nous demande-t-il, pourquoi son client attendrait-il son procès en prison? Pourquoi a-t-on refusé de libérer Jonathan Lehrer sous caution?

Nous repensons à cette vidéo retrouvée par son frère dans le disque dur de Daniel Langlois. La caméra du VUS indique que nous sommes en janvier 2019. Daniel plaisante avec sa conjointe et une passagère alors qu’ils roulent sur le fameux chemin.

Ce qu’il y a de l’fun, c’est qu’il n’y a pas de moustiques, lance-t-il en prenant une courbe. Il n’y a rien de venimeux, ajoute Dominique Marchand. Il n’y a pas de danger, conclut l’invitée. Non, confirme Daniel, avant d’ajouter : Juste le voisin.

À ce moment, tout le monde rit dans le véhicule.

Avec les informations de Daniel Tremblay, journaliste à la recherche, et la collaboration de Bernard Leduc.

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