COMMENT LES FAUSSAIRES ONT TUé L’ART DE NORVAL MORRISSEAU

Qualifié de « Picasso du Nord », Norval Morrisseau est aujourd’hui devenu le peintre le plus falsifié au Canada. Plus de 6000 peintures faussement attribuées à l’Anishinaabe seraient en circulation au pays et à l’international, contribuant à dévaluer l’héritage culturel et monétaire d’un artiste autochtone majeur dans le monde de l’art contemporain.

Depuis plusieurs années, une toile de Norval Morrisseau (1931-2007) trônait fièrement sur l’un des murs de la bibliothèque McLennan à l’Université McGill. Baptisée Shaman Surrounded by Ancestral Spirit Totem (1977), l’œuvre serait en fait un faux. En catastrophe et presque en catimini, l'institution montréalaise a retiré en février la peinture en question, affirmant ouvrir une enquête sur l'authenticité du tableau.

Cet événement malheureux pourrait être vu comme une simple anecdote s’ajoutant aux autres découvertes de contrefaçons qui secouent occasionnellement le milieu de l’art. Qui n’a pas déjà lu dans les pages d’un journal la découverte exceptionnelle d’un faux Van Gogh ou d’un faux Rembrandt? Mais dans le cas de Norval Morrisseau, la mise au jour d’œuvres falsifiées de l’artiste décédé en 2007 est presque monnaie courante.

Ça dure depuis un long moment, souffle au bout du fil Greg Hill, ancien conservateur d’art autochtone au Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa. Pas une période artistique de Morrisseau n’est épargnée. Un faux par-ci, un autre par-là. Quasiment chaque semaine, les médias annoncent avoir repéré une œuvre faussement attribuée à l’artiste.

Membre de la communauté haudenosaunee des Six Nations de la rivière Grand, en Ontario, Greg Hill a connu Norval Morrisseau vers la fin de sa vie. J'ai eu l'occasion de le rencontrer à plusieurs reprises. Il était alors atteint de la maladie de Parkinson, cependant, il était encore capable de communiquer. Il s’inquiétait de l’impact des faussaires sur son héritage artistique.

Morrisseau – aussi appelé de son nom chamanique traditionnel Copper Thunderbird (Oiseau-Tonnerre de cuivre) – était en effet au courant que des imitations de ses œuvres étaient vendues comme authentiques sur le marché. Dès 1991, le quotidien Toronto Star relatait que l'artiste se plaignait d'avoir été arnaqué.

De Norval Morrisseau au « peintre chamane »

Originaire de la région de Thunder Bay, en Ontario, Norval Morrisseau est né en 1931 dans la Première Nation ojibwée de Sand Point (Bingwi Neyaashi Anishinaabek). Il a été élevé, conformément aux traditions, par sa grand-mère et son grand-père maternels, qui lui enseignent les traditions et les légendes de son peuple.

Survivant d’un pensionnat pour Autochtones où, enfant, il a été victime d'abus sexuels, il connaît la célébrité internationale au début des années 1960 avec ses représentations en couleurs vives des traditions spirituelles et mythologiques avec des influences chamaniques. Il est aujourd’hui considéré comme l’un des principaux fondateurs de l’art autochtone contemporain au Canada.

Un an avant la mort de Morrisseau, le conservateur a organisé en 2006, au Musée des beaux-arts du Canada, une grande rétrospective consacrée à l’Anishinaabe, une première pour un artiste issu d’une Première Nation en 125 ans. Il a été le premier artiste autochtone contemporain à percer dans le monde de l'art grand public. On savait bien sûr que ses œuvres attiraient l’attention de gens malintentionnés, mais on était loin d’imaginer que cela allait prendre de si grandes proportions.

Le dernier gros trafic révélé par la police remonte à mars 2023 à Thunder Bay, en Ontario, soit 15 ans après la disparition de l’artiste. Elle démontre l’étendue inédite au pays – et probablement à l’international – d’une monumentale supercherie.

Après plus de deux ans de travail, les autorités de la province avaient annoncé l’arrestation de huit personnes, dont un neveu de Norval Morrisseau (Benjamin Paul Morrisseau), dans le cadre d'une importante opération baptisée du nom de Projet Totton. L’enquête qui portait sur un large réseau criminel organisé concernait la possible vente de milliers d'œuvres d'art falsifiées et faussement attribuées pendant des décennies à l’Anishinaabe.

Les enquêteurs ont déclaré que la fraude artistique touchant Morrisseau était la plus importante de la planète, avec la saisie de plus de 1000 contrefaçons, indique M. Hill, aujourd’hui conservateur indépendant et consultant en art autochtone.

Ce qui a inspiré cette vaste enquête historique, c’est le documentaire coup-de-poing There Are No Fakes du cinéaste torontois Jamie Kastner. En 2019, il attirait l'attention du public sur la question, affirmant qu'il pourrait y avoir jusqu'à dix fois plus de fausses œuvres de Morrisseau sur le marché que de pièces authentiques.

Une grande partie des toiles controversées, notamment avec une signature au dos, sont faciles à identifier comme des faux, explique le cinéaste en entrevue.

Norval Morrisseau signait toujours son nom en ojibwé Miskwaabik Animiiki sur le devant de ses peintures. Un certain nombre de spécialistes de l'art confirment en effet qu’il faut se méfier des toiles signées au dos avec de la peinture noire délavée, une pratique appelée pinceau sec noir que Morrisseau utilisait rarement, voire jamais.

Selon les experts interrogés par Espaces autochtones, il y aurait entre 4500 et 6000 faux Morrisseau présentement en circulation. L’ensemble est évalué à des centaines de millions de dollars. Le fait que Morrisseau soit considéré comme l’artiste autochtone canadien le plus connu au pays et dans le monde en a fait une proie de choix sur le marché de l’art, souligne le conservateur Greg Hill.

Toutefois, l’autodidacte a émergé sur la scène contemporaine des années 1960 comme un cheveu sur la soupe, précise le conservateur.

Au début, la plupart des gens se disaient : "Qu’est-ce que cet Indien vient faire parmi nous?" Mais ses propositions étaient si révolutionnaires et novatrices que l’homme ne pouvait pas passer inaperçu. Il y a eu rapidement un grand intérêt de la part des musées et des galeries, mais aussi des collectionneurs privés.

Des faux partout

Identifier le vrai du faux est une tâche titanesque, car l’artiste a créé des milliers d'œuvres d'art durant sa longue carrière, indique l’avocat québécois Jonathan Sommer, spécialiste dans la fraude artistique et qui a étudié de manière approfondie l'œuvre de Morrisseau. Il ne tenait pas de registre de ses créations, ce qui, je crois, a favorisé le travail des fraudeurs.

L’avocat regrette néanmoins une trop longue inertie de la part des autorités à combattre le plagiat massif des œuvres de Morrisseau. Cela fait pourtant des années qu’il alerte sur l’ampleur du phénomène. Les contrefaçons ont maintenant inondé le marché et les fausses peintures sont probablement désormais plus nombreuses que les véritables, déplore-t-il.

Le fait que Morrisseau soit d’origine autochtone pourrait également expliquer la lenteur des procédures et le manque de motivation de la part des autorités, ajoute M. Sommer, qui rappelle que la vie de l’artiste n’a pas toujours été un long fleuve tranquille. Les stéréotypes [lui ont fait] la vie dure. On l’a souvent pris pour un abruti alcoolique, incompétent dans la gestion de ses affaires, alors qu’il était un artiste admiré aux quatre coins du monde.

Devant ce déversement de contrefaçons, le marché de l’art canadien a fait la sourde oreille, assure l’avocat Jonathan Sommer, qui dirige un organisme connu sous le nom de Morrisseau Art Consulting inc., dont la mission est d’examiner en détail les œuvres d'art attribuées à M. Morrisseau.

Évidemment, ils ne l'admettent pas, mais le milieu est accablé par le doute et la confusion. Chez les marchands d'art ou dans la galerie, tout le monde est nerveux. Personne n'est totalement sûr de posséder un vrai ou un faux Morrisseau, alors ils préfèrent le statu quo.

Le choc Norval Morrisseau

Il est très rare qu'on puisse affirmer avec certitude qu'un artiste a bel et bien créé un nouveau mouvement artistique. En intégrant un imaginaire spirituel anishinaabe dans son œuvre, Morrisseau crée un nouveau style pictographique appelé l’école Woodland, caractérisé par d'épais contours noirs et des couleurs vives.

Considéré comme le mishomis (ou le grand-père) de l’art autochtone, il représente les intérieurs d'animaux et d'humains, comme vus aux rayons X. À sa première exposition à Toronto en 1962, c’est le choc pour le public et la gloire pour l’artiste autochtone. Ses toiles se vendent comme des petits pains. Il va ensuite être invité dans de grandes expositions internationales, notamment à Paris, en 1989, au prestigieux Centre Georges Pompidou, qui lui ouvre grand ses portes.

Il demeure que l'afflux des faux a eu pour conséquence de faire chuter considérablement la valeur des œuvres de l’artiste sur le marché, confirme de son côté Cory Dingle, directeur général de la succession de Norval Morrisseau. En plus de nuire à la réputation des Canadiens sur le marché international de l'art, le phénomène porte un gros préjudice à tous les artistes autochtones du pays.

La fraude artistique augmente l'offre supposée d'œuvres légitimes, ce qui entraîne une baisse des prix et donc une sous-évaluation des œuvres de Morrisseau et de l’art des premiers peuples, croit-il. La quantité de faux à identifier et la difficulté de prouver légalement leur inauthenticité rongent ce que l’éminent artiste a mis 50 ans à bâtir.

Le prix moyen d'un Morrisseau est d'environ 15 000 $, déclare M. Dingle, les ventes jugées exceptionnelles pouvant atteindre 300 000 $. À titre de comparaison, le directeur général de la succession de Norval Morrisseau mentionne que les prix des œuvres du Québécois Jean-Paul Riopelle varient entre 100 000 $ et 4 millions de dollars.

Une atteinte à la culture et à l'histoire de tout un peuple

La valeur financière des œuvres de Morrisseau importe peu pour l’artiste Ritchie Sinclair, qui a été son apprenti. Pour lui, le plus scandaleux dans cette histoire demeure l’atteinte irréparable et désastreuse à l’identité autochtone. Quand une personne décide de contrefaire une toile de Morrisseau, il ne fait pas seulement du mal au travail de l’artiste, il supprime la vision d’un monde et détruit la langue de tout un peuple.

Les œuvres de Morrisseau ne sont pas des peintures dénuées de sens, mais des objets inestimables et irremplaçables du mode de pensée anishinaabe, renchérit M. Sinclair. Chacun de ses tableaux est une fenêtre ouverte sur un patrimoine précieux et unique. Les contrefaçons doivent cesser une fois pour toutes avant qu’elles finissent par détruire ce trésor pour toujours.

Mais aux yeux du droit canadien, les œuvres d’art qui copient un même style ne sont pas forcément considérées comme de la contrefaçon, souligne pour sa part l'avocat Jonathan Sommer. En ce qui concerne M. Morrisseau, la grande majorité des faux identifiées évoquent ses peintures sans être des répliques exactes, ce qui rend très compliquée la preuve d'une violation du droit d'auteur.

Il est généralement difficile de poursuivre une galerie qui vend des contrefaçons, même pour les œuvres identifiées comme des faux par les experts en authentification, précise-t-il. Lui-même dit avoir été victime de l’acharnement des faussaires. Les spécialistes évitent de se prononcer, parce qu’il existe un manque de protection légal évident, lâche-t-il.

C’est le cas de Carmen Robertson, historienne de l’art et professeure à l’Université Carleton. Elle a cessé de s'exprimer ouvertement sur les cas de contrefaçons par crainte de subir des plaintes en justice. Elle assure d'ailleurs s'être fait plusieurs fois intimider par des galeristes la menaçant de la poursuivre pour diffamation.

Il n'en demeure pas moins qu'elle contribue à créer, avec d’autres spécialistes, un catalogue certifié de l'œuvre de Norval Morrisseau. La question de l’authenticité du travail de Morrisseau sera malheureusement toujours dans les esprits, dit-elle en entrevue. Nous ne pouvons pas nous pencher sur ses œuvres sans nous confronter à l'éléphant dans la pièce, c'est-à-dire les contrefaçons.

L’artiste a su créer un lien entre les techniques de l’art autochtone et l’art moderne conventionnel, note l'historienne. Il avait l’habitude de travailler avec des matériaux accessibles comme la toile, la peinture acrylique ou le papier. Son art se distingue moins par sa technique ou ses talents de peintre que par l’originalité de ses propositions, fruits de ses rêves et de ses visions.

Elle croit toutefois que de se concentrer sur le travail de l’artiste défunt plutôt que sur les cas de plagiat est le meilleur moyen de rétablir la portée culturelle et artistique du corpus. Il y a du travail à faire, mais il n’est pas trop tard.

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