INCENDIES : LA MOITIé DES LOCALITéS DU QUéBEC NE SONT PLUS PROTéGéES CONTRE DES POURSUITES

Une cinquantaine d’autorités régionales pourraient désormais payer le prix fort en cour si jamais l’intervention de leur service d’incendie ne se fait pas dans le cadre d’un plan validé par Québec. La loi 14, adoptée l’automne dernier, a renforcé l’importance de détenir un schéma de couverture de risque dûment révisé périodiquement. Ce document détaille la planification régionale de la réponse des services d’incendie aux sinistres.

Les trop longs délais de révision des schémas et la résistance persistante des différents services d’incendie à se regrouper ou à s’entraider ont décidé le ministère de la Sécurité publique du Québec (MSP) à adresser une mise en garde à 42 Municipalités régionales de comté (MRC), à deux agglomérations (Montréal et La Tuque), à deux villes (Mirabel et Rouyn-Noranda) ainsi qu'à la Communauté maritime des Îles-de-la-Madeleine et au gouvernement régional d’Eeyou Istchee Baie-James.

Selon l’article 47 de la LSI (Loi sur la sécurité incendie), l’autorité régionale et les municipalités locales qui en font partie ne pourront bénéficier de l’exonération de responsabilité jusqu’à ce qu’un nouveau schéma soit en vigueur, a statué le MSP dans sa missive aux autorités dont le plus récent schéma approuvé date d’avant juin 2017.

Dans le cadre d’une grande réforme instaurée au tournant des années 2000, Québec octroyait l’immunité en échange de l’adoption d’un schéma de couverture de risques. Cette mesure, inscrite dans la Loi sur la sécurité incendie, découlait d’une prolifération des poursuites en dommages et intérêts engagées contre les municipalités pour avoir failli à leurs responsabilités.

En 1999, le rapport Feu vert du gouvernement du Québec relevait que 114 municipalités avaient dû, entre 1989 et 1995, faire face à 211 poursuites judiciaires impliquant leur responsabilité civile pour un montant total de 137 millions de dollars à la suite de différents manquements de leurs services de sécurité incendie. Le schéma devait servir en quelque sorte de bouclier contre les poursuites pouvant viser les municipalités pour des interventions lors d’incendies.

En vertu de la Loi sur la sécurité incendie (LSI), le schéma doit contenir les objectifs de protection contre l’incendie que l’autorité régionale s’est fixés, après consultation des municipalités qui en font partie, ainsi que les mesures à prendre, notamment par les municipalités, pour y parvenir, précise le MSP.

Ce schéma de couverture de risque doit renfermer les stratégies pour se conformer à la force de frappe requise. Cette force se calcule par le nombre de sapeurs qu’on peut dépêcher dans un délai restreint, en fonction des casernes les plus proches, de l’approvisionnement en eau, des véhicules nécessaires, et considérant les distances d’un quartier à l’autre, les ententes pour de l’entraide municipale, etc. Dans cette optique, le ministère insiste désormais pour que les municipalités s’entendent entre voisines afin que la caserne la plus rapprochée du sinistre intervienne la première.

Cependant, garantir une force de frappe adéquate ne va pas de soi. Par exemple, s’inspirant des normes nord-américaines de la National Fire Protection Association (NFPA), le MSP prône un minimum de dix pompiers à être déployés sur les lieux du brasier en moins de dix à quinze minutes, selon la zone.

Or, dans les faits, il s’agit d’un idéal de plus en plus difficile à atteindre dans un contexte où les 603 services d’incendie résistent encore à l’idée de relever leur niveau d’entraide, une situation qui s’explique notamment par une pénurie de main-d’œuvre accentuée par la proportion élevée de pompiers à temps partiel.

Le nombre élevé de services non regroupés représente dans ce contexte un enjeu important depuis longtemps, malgré plusieurs réussites dans différentes régions au fil du temps.

On en avait au-dessus de mille, se souvient Éric Houde, ancien directeur des opérations à la Direction générale de la sécurité civile et de la sécurité incendie du MSP. L’objectif des schémas était de rassembler les services incendie. Le schéma met une certaine pression. Ça a toujours été compliqué. Tout le monde veut avoir son petit truck, se souvient M. Houde, qui était à l’époque déjà confronté à la rareté de la main-d’œuvre.

La majorité des municipalités ont moins de mille habitants, rappelle-t-il. Bien souvent, ces petites localités, moins bien nanties, refusent de conclure une entente d’assistance avec une ville voisine, dotée de meilleurs équipements et d’un plus grand nombre de pompiers permanents. Pourquoi? Par crainte de recevoir une facture relativement élevée pour cette entraide, notamment lorsque des conventions collectives offrent aux pompiers une prime en cas d’intervention hors de leur propre localité.

Michel Richer, chargé de cours en gestion des opérations d'urgence en sécurité incendie à Polytechnique Montréal, se désole du nombre de secteurs pris en défaut par Québec. Un sur deux, je trouve ça inquiétant, dit-il. Il observe déjà qu’en réaction, des entreprises sinistrées se reconstruisent dans des municipalités conformes à la réglementation, avec une meilleure alimentation en eau et où les primes d’assurance sont moindres, provoquant une perte de revenus de taxe pour la localité d’origine.

Des critiques sont aussi dirigées vers le ministère lui-même. L’ancien directeur général de l'École nationale des pompiers déplore que moins de 10 % des conseillers en sécurité incendie du ministère sentent la boucane, bref savent c’est quoi un incendie, par leur formation et leur passé professionnel.

Une source bien informée du milieu gouvernemental déplore aussi la lenteur du ministère à détecter les pratiques discutables de certaines petites localités. Elle évoque des consignes spécieuses aux centrales d’urgence afin d’éviter de ne pas activer l’entraide prévue au schéma ou encore un manque de transparence quant à la capacité réelle de déploiement de leurs pompiers volontaires.

Avoir un schéma, le respecter

L’incendie qui a causé la mort de 32 personnes à L’Isle-Verte en 2014 aurait pourtant pu servir d’avertissement sur la valeur d’un bon schéma de couverture. Dans son ultime rapport, le coroner Cyrille Delâge y allait d’une série de recommandations, dont les deux premières visaient précisément le regroupement des services et les schémas de couverture de risque.

Et, au-delà de l’importance d’un schéma mis à jour, l’actualité de 2022 a démontré l’importance qu’il soit respecté, au risque sinon d’en payer le prix.

Le 22 juillet 2022 à Trois-Rivières, seulement sept pompiers s'étaient présentés sur les lieux de l’incendie d’un bâtiment industriel, dans le délai prescrit de dix minutes. Or, en vertu du plan de mise en œuvre du schéma de couverture de risques d'incendie, dix pompiers auraient dû être déployés dans cet intervalle. La Ville a ainsi été condamnée à débourser près de 150 000 $ au terme d’une poursuite intentée contre elle. La Cour suprême a refusé d’entendre l’appel.

Alors qu’il fallait antérieurement démontrer une faute lourde pour obtenir gain de cause, la décision de la cour pour Trois-Rivières a mis en lumière l’importance du schéma de couverture de risque et occasionné une multiplication des mises en demeure contre d’autres autorités municipales à travers le Québec – dans les litiges généralement réglés à l’amiable jusqu’ici.

Montréal, la métropole du Québec, ne prêche pas non plus par l’exemple. Son schéma de couverture date de 2008 et n’a jamais été mis à jour depuis. Or, le Vieux-Montréal se remet encore de l’incendie qui a fauché sept vies en mars 2023, soulevant des questions sur la planification des inspections, qu’un schéma de couverture mis à jour peut prévoir.

C’est sans oublier l’incendie au monastère du Bon Pasteur en mai 2023 qui a causé des dommages de près de 100 millions de dollars, jetant sur le pavé de nombreux résidents. Or, dans le cadre d’une éventuelle poursuite liée à cette conflagration, la métropole ne bénéficierait pas de l’immunité offerte par l’article de loi 47, son schéma étant échu depuis plus de dix ans.

Retards notables ailleurs au Québec

Après la métropole, Drummondville est la deuxième ville la plus populeuse à se retrouver dans une situation précaire, puisque la MRC de Drummond fait partie des autorités régionales à qui Québec a fait une mise en garde.

Cette ville, dont la population a franchi les 100 000 habitants, demeure impliquée dans une dispute sur la capacité de son service des incendies à couvrir les villages avoisinants, dont Wickham.

Mais le schéma dont la mise à jour tardait le plus en date d’avril 2024 est celui de la MRC du Val-Saint-François, dans les Cantons-de-l’Est, qui remonte à 2007. Pourtant, c’est un territoire dont la population a augmenté de plus de 11 % depuis ce temps.

La loi spécifie pourtant que les schémas doivent être révisés périodiquement (tous les six ans, jusqu’à récemment), afin de s’adapter aux changements qui surviennent dans les secteurs résidentiels, commerciaux ou industriels dans un territoire.

Il existe d’ailleurs un bon nombre de banlieues où la croissance de la population exigerait des ajustements à la planification des interventions, d’où la nécessité de ces révisions périodiques. Ainsi, parmi les 48 zones ayant perdu leur immunité, on note que la Ville de Mirabel et les MRC de Montcalm et des Jardins-de-Napierville ont gagné respectivement 34 %, 25 % et 22 % plus de résidents qu’au moment de la dernière attestation de leur schéma. Le paysage industriel évolue également.

Michel Richer, qui, en plus de ses fonctions à Polytechnique Montréal, agit comme consultant en sécurité incendie – fort de son expérience à la tête du Service incendie de Sherbrooke – a parcouru quelques schémas à la demande de Radio-Canada.

Il constate, parmi d’autres anomalies, que celui de Mirabel, qui date de 2014, prévoyait un seul pompier permanent et 108 à temps partiel. Il est certain qu’avec une municipalité de plus de 62 000 habitants, nous espérons plus de permanence dans les casernes , fait-il valoir. M. Richer y relève que seulement 65 % des pompiers y œuvrant avaient leur qualification de Pompier 2, soit les exigences de base, encore aujourd’hui, selon le règlement sur la formation.

Ironiquement, plusieurs sapeurs de la province sont formés à l’Académie des pompiers de Mirabel.

M. Richer s’étonne d’autant plus de l’absence d’un schéma à jour que la Ville n’a qu'elle-même à convaincre, étant à elle seule une autorité régionale. Considérant que la Ville de Mirabel est la seule dans sa MRC, il est surprenant que cette organisation n’ait pas été en mesure depuis les dernières années de procéder à la révision du schéma dans un délai beaucoup plus court!, fait-il remarquer.

Mirabel soutient que la révision est en cours et doit être finalisée au courant de l’été, affirme la porte-parole Valérie Sauvé.

Des propos qui se veulent rassurants

La désuétude d’un grand nombre de schémas n’empêche pas que la grande majorité des autorités locales concernées continuent de bénéficier du Fonds d’assurance des municipalités de la Fédération québécoise des municipalités (FQM), qui représente environ 85 % des municipalités du Québec.

Le président de la FQM, Jacques Demers, n’est d’ailleurs pas surpris par le nombre de municipalités non conformes. C’est un peu dommage, admet-il. Mais la raison, c’est que dans les obligations du ministère, il y a le mot optimisation, avance celui qui chapeaute également la MRC de Memphrémagog, dont le schéma révisé est lui aussi manquant. Une optimisation qui met la barre haut, alors qu’il faut notamment jongler avec la plate réalité du partage des factures entre municipalités.

On fait des offres pour régler le schéma, mais elles ne sont pas acceptées par le ministère, clame M. Demers à propos de ce qu’il croit être une majorité de municipalités.

Plus brièvement, l’Union des municipalités du Québec se dit au fait du dossier. Nous sommes présentement en discussion avec le MSP et les municipalités concernées pour permettre à celles-ci de trouver des solutions adaptées à court terme, explique sa représentante Léa Carrière.

Et à Montréal, l'opposition officielle à l’hôtel de ville sonne l’alerte à répétition.

Notre porte-parole en matière de sécurité publique, M. Abdelhaq Sari, talonne l'administration Plante depuis des années sur la révision du schéma de couverture du Service de sécurité incendie, répond Guillaume Pelletier, attaché de presse représentant le groupe d’élus.

Le Service de sécurité incendie de Montréal (SIM) est en action de révision de son schéma de couverture de risque, réplique son relationniste Gonzalo Nunez. Depuis 2021, le SIM déploie une nouvelle vision en matière de prévention des incendies, laquelle sera intégrée au nouveau schéma de couverture de risque, et ce, conformément aux obligations légales ainsi que ministérielles.

Le Bureau d'assurance du Canada, qui était à la table des discussions qui ont mené à l’instauration des schémas, rappelle quant à lui que le schéma de couverture de risques d’une municipalité devrait être une représentation fidèle de l’état actuel et planifié des moyens et ressources dédiés à la lutte contre les incendies.

Le BAC est préoccupé par le fait que de nombreux schémas soient désuets, mais tient à rassurer la population que leur résidence assurée continue d’être couverte pour le feu, sans égard à l’état du schéma de couverture de risques de leur municipalité, nuance le porte-parole Pierre Babinsky.

Le schéma de couverture de risque de votre région est un document public, accessible par cette page du ministère de la Sécurité publique du Québec.

Des autorités régionales qui commencent à rentrer dans les rangs

Ce n’est qu’en décembre 2023 que le ministère de la Sécurité publique du Québec a transmis un avertissement écrit à la cinquantaine d’autorités régionales touchées afin de leur signaler la perte de leur de l’immunité, soit l’exonération de responsabilité, jusqu’à ce que leur schéma révisé soit déposé et accepté par Québec.

Entre-temps, les municipalités visées s’exposent plus sévèrement à des poursuites en rapport à leur réponse à d’éventuels sinistres.

Depuis le début de 2024, la Ville de Gatineau ainsi que les MRC de la Jacques-Cartier, de la Matawini et des Laurentides ont obtenu l’approbation de leur schéma révisé. Celui de la MRC des Laurentides a finalement mis à jour son schéma, dont le précédent datait de 2005, dans une région qui n’avait pourtant pas été épargnée par les incendies, encore récemment.

Selon le ministère de la Sécurité publique, il est important de noter qu’une municipalité qui n’a pas de schéma conforme, cela ne veut pas nécessairement dire que ses services incendies ne sont pas adéquats. Le MSP offre un accompagnement soutenu aux A.R. [autorités régionales], mais il en va de leur volonté de prioriser ce dossier.

Devant ces lenteurs, le MSP a récemment allongé la période de validité d'un schéma de couverture de risque de 6 à 10 ans, en vertu de la nouvelle loi 14 de l’automne 2023.

Ma crainte en repoussant l'échéance à 10 ans, c’est que le niveau de suivi et de contrôle sera un défi pour toutes les organisations, entrevoit Michel Richer, en faisant référence au roulement élevé du personnel à tous les niveaux.

La nouvelle loi demande toutefois que le schéma fasse l’objet d’une révision spéciale lorsque des modifications importantes surviennent sur le territoire desservi, telles qu’une usine ou un vaste développement domiciliaire.

Quand le spectre de L'Isle-Verte plane

Pierre angulaire dans les schémas de couverture de risque, la force de frappe exigée est toutefois affaiblie par une disposition annoncée discrètement le 10 avril dernier dans les orientations du ministre de la Sécurité publique en matière de sécurité incendie.

En effet, Québec permettrait de retarder le déploiement de la force de frappe minimale habituelle lorsque la détection d’un incendie provient d’un système d’alarme. La Gazette officielle annonçait l’intention d’autoriser, pour ce type d’appel, l’envoi d’une équipe réduite afin de vérifier d’abord s’il s’agit d’une fausse alarme.

Aucune distinction n’est faite en ce qui concerne un système d’alarme lié à un édifice à risque plus élevé, tel qu’une résidence pour personnes âgées. Les nouvelles mesures pourraient signifier que seulement quatre pompiers se présentent à la porte d’une RPA.

Hans Brouillette, du Regroupement québécois des Résidences pour Aînés, est préoccupé par le manque de clarté des nouvelles dispositions, et entend réclamer des explications au MSP dans la courte période offerte pour y réagir.

On revient à L’Isle-Verte. Le temps que ça prend pour constater que le feu est pris est extrêmement précieux. Depuis des années, on voit bien que les autorités cherchent à réduire les coûts d’intervention. Ce coût est compensé par une augmentation de coût pour les propriétaires de bâtiments, déplore M. Brouillette, qui évoque les coupe-feu, le personnel de nuit, les alarmes doubles, les gicleurs, etc.

Ayant vu un grand nombre de RPA fermer après avoir manqué de moyens pour se conformer, M. Brouillette se demande pourquoi un risque d’incendie qu’on jugeait alors élevé n'exige pas de maintenir l’envoi de la force de frappe initialement prévue, que l’incendie soit confirmé ou non, considérant la possibilité de devoir faire évacuer les lieux rapidement.

Le rapport du coroner sur L’Isle-Verte servait pourtant une recommandation à ce sujet : Beaucoup de ces appels non fondés sont le résultat d'un système d'alarme défectueux ou dont l'installation a été incorrectement faite. Si de fausses alarmes sont transmises à répétition du même endroit, c'est au système qu'il faut s'en prendre et non à l'usager.

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