DANS LES COULISSES DES TRAVERSéES CLANDESTINES AVEC DES PASSEURS INDIENS

- « On fait ça tous les jours. Ça va prendre une heure pour arriver à destination, puis de là, tu vas marcher 40 minutes à travers une jungle. »

- Est-ce que c’est sécuritaire?

- « Oui, brother. Ce n’est pas notre première fois. »

Cet homme, avec lequel nous échangeons en anglais via le réseau social Whatsapp, nous dit vivre à Brampton, en Ontario. Il ne donne aucun nom. Juste un pseudo, accompagné d’une photo des drapeaux canadien et américain, qui apparaît sous le numéro qu’il nous fournit, après une discussion initiale sur TikTok.

En réalité, derrière ce compte se cache l’un des nombreux passeurs de ressortissants indiens, spécialisés dans les traversées clandestines entre le Canada et les États-Unis.

Un très bon plan

Au cours des dernières semaines, alors qu’un nombre record de migrants ont quitté le Canada pour rejoindre illégalement les États-Unis, Radio-Canada a infiltré différents groupes de passeurs, qui multiplient les annonces et les propositions de services sur les réseaux sociaux.

Celles-ci sont éloquentes. On y promet des trajets 100 % sécuritaires, rapides et sans présence policière. L’un des comptes que nous avons trouvés dénombre plus de 360 000 abonnés, et semble s’adresser spécifiquement aux étudiants indiens venant au Canada.

Des procédés proscrits par les lois canado-américaines, puisqu’il est interdit d’organiser de tels traversées, hors des points d’entrées officiels.

Différents lieux sont proposés pour ces passages illégaux. Les départs peuvent se faire depuis Brampton et Montréal. D’autres s’organisent aussi dans l’ouest, entre Surrey, en Colombie-Britannique, et Seattle.

Dans ces vidéos, vues parfois par des dizaines de milliers de personnes, on retrouve fréquemment des témoignages de clients, s’exprimant en pendjabi, vantant les mérites de leur passeur.

Nous sommes venus aux États-Unis depuis le Canada. On l’a fait grâce à Harry. C’était exceptionnel. Le chemin est très facile. Si vous voulez venir aux États-Unis, il faut le contacter, clame, par exemple, un homme qui vient de franchir la frontière.

Un autre indique être arrivé de Montréal, le 8 août, pour aller dans l’État de New York. Harry nous a fait traverser et le passage était vraiment sécuritaire, précise-t-il.

Ce même Harry, très actif sur les réseaux sociaux, nous l’avons contacté – à l’instar d’une dizaine d’autres passeurs – pour obtenir un supplément d’informations. Pour gagner sa confiance, nous avons créé un faux profil, en lui demandant comment il peut nous amener de Montréal aux États-Unis.

Il réclame 5000 $ pour le transport, tout en précisant que le paiement se fera après le passage. Mais nos échanges s’arrêteront là.

Virement bancaire ou en argent comptant en Inde

L’individu vivant à Brampton, avec lequel nous avons utilisé le même modus operandi, est quant à lui bien plus bavard.

Pour nous convaincre, il envoie des échanges avec d’ex-clients, visiblement satisfaits, puis détaille son fonctionnement.

Un chauffeur UBER, explique-t-il, viendra nous récupérer un soir, à Montréal, avant de nous déposer à proximité de la frontière canado-américaine, au sud du Québec. Le reste se fera à pied.

Ce passeur ne se déplace pas; il ne fait que l’intermédiaire. Je serai au téléphone avec vous. Vous me donnerez votre localisation et je vous guiderai, promet-il.

Son tarif est moins élevé qu’Harry : 1500 $ par personne. Il propose même une ristourne pour un départ groupé. Je peux faire 2500 $ pour deux, si vous êtes intéressés, écrit-il, tout en demandant à plusieurs reprises si l’on est prêt pour la traversée.

Joint ensuite par téléphone, il affirme s’appeler Rahul et réitère les mêmes informations, en précisant qu’il y aura des épines et des buissons à traverser. Il faut porter des manches longues et avoir une paire de chaussures supplémentaires, ajoute-t-il.

Par contre, il veut être payé immédiatement. Avant le départ et par virement bancaire. Il fournit même une adresse courriel pour réaliser ce transfert. Autre option, avance-t-il, un paiement en argent comptant, à Brampton ou en Inde, par le biais d’un complice local vivant dans la ville de Kurukshetra.

Celle-ci est située au nord de New Delhi, et à proximité du Pendjab, l’État d'où proviennent la majorité des migrants se rendant au Canada.

Des mensonges, selon l’administration américaine

Que se passera-t-il de l’autre côté de la frontière? Un chauffeur nous attendra-t-il? La réponse de ce passeur est alors surprenante.

Tu auras besoin d’appeler le 911. [Les policiers américains] te récupéreront et t'emmèneront à la douane. Ils prendront tes empreintes, mais ils vont te relâcher, soutient-il.

Cet étonnant procédé, Radio-Canada a déjà pu l’observer à la fin du printemps, lors d’une première vague de traversées clandestines au nord de l’État de New York, dans le secteur de Mooers Forks. Tel que le décrit Rahul, des migrants indiens interceptés un peu plus tôt par des agents américains ont effectivement été libérés et ont pu, sous nos yeux, monter librement dans un autobus vers New York.

Mais cette situation exaspère les autorités américaines, qui haussent le ton. Celles-ci dénoncent les organisations criminelles transnationales qui proposent la frontière nord comme voie d’entrée aux États-Unis.

Le Département de la sécurité intérieure expulse les ressortissants indiens sans base légale pour rester, notamment par le biais de vols charters, prévient un porte-parole de l’administration américaine.

Des chiffres records et une réputation en Inde

Au cours des derniers mois, le nombre d’interceptions américaines dans le secteur Swanton, situé au sud du Québec et qui comprend principalement les États de New York et du Vermont, a fait un bond spectaculaire.

Depuis janvier, plus de 13 000 personnes ont déjà été arrêtées dans cette seule région après avoir traversé clandestinement la frontière, dont près de 9000, uniquement entre les mois de mai et de juillet. Un record et une hausse de 526 % depuis 2022.

Nombre d’interceptions au secteur Swanton

  • 2024 (janvier-juillet) : 13 004
  • 2023 : 8386
  • 2022 : 2076

L’immense majorité de ces interceptions vise des Indiens ou encore des ressortissants du Bangladesh, présents au Canada avec un permis d’étude ou un visa touristique, indispensable pour rejoindre un aéroport canadien.

Il semble d’ailleurs aisé d’en obtenir un, frauduleusement, en Inde. Dans nos recherches, nous avons repéré plusieurs annonces promettant l’obtention d’un tel visa, en échange de quelques dizaines de milliers de dollars.

Des voyages tout inclus, comprenant le transport et le passage clandestin vers les États-Unis, sont aussi mis de l’avant. Le prix peut alors grimper jusqu’à 130 000 $, d’après une offre trouvée sur un groupe Facebook privé.

Un marché florissant, qui s’explique par le fait que le Canada est une option plus rapide, moins complexe et plus sûre pour arriver aux États-Unis, selon le politologue d’origine indienne Shinder Purewal.

Le visa canadien est plus facile à obtenir. C’est très simple. En comparaison, avoir un visa américain est très difficile, décrit ce professeur à l’Université polytechnique Kwantlen, à Surrey, en Colombie-Britannique.

Et c’est ce qui pousse des réseaux criminels à se lancer dans ce commerce, complète-t-il.

Pour attirer de nouveaux clients, ces publicités relatent aussi des expulsions à venir, pour des milliers de résidents indiens au Canada. Des fausses nouvelles, mais dont le but est de convaincre par exemple de nombreux étudiants ou travailleurs, notamment face au resserrement fédéral récent concernant l’immigration temporaire

Ceux qui n’ont pas de perspective de rester au Canada préfèrent aller aux États-Unis, où l'économie est meilleure, tout simplement. [Ces migrants] pensent y avoir de meilleures opportunités qu’au Canada, reprend Shinder Purewal.

En Inde, confie-t-il, le Québec a une réputation. On dit que si vous rejoignez Montréal, vous pouvez très facilement entrer aux États-Unis. Alors qu’à la frontière mexicaine, c’est très dangereux, avec des gens armés de chaque côté.

Une invasion canadienne, dénonce Trump

Aux abords de la frontière, malgré des effectifs jugés insuffisants par différentes sources qui se sont confiées à Radio-Canada, les véhicules de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) sillonnent constamment le secteur.

On les retrouve même parfois à l'arrêt, les phares éteints, dans des coins jugés « chauds », bien connus des passeurs, notamment pour suivre ou repérer discrètement certains types de véhicules, dont des taxis et des chauffeurs privés.

« Nous avons plusieurs enquêtes en cours sur des réseaux de passeurs clandestins », affirme Charles Poirier, porte-parole de la GRC.

Nous avons affaire à un enjeu complexe, mais la GRC, en collaboration avec ses partenaires américains, s’y attarde avec toute l’attention nécessaire, souligne, de son côté, l’équipe du ministre de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc.

Aux États-Unis, cette situation à la frontière, quoique bien différente encore de celle partagée avec le Mexique, commence à inquiéter. Et de plus en plus d’élus, de tous bords politiques, haussent le ton, même si aucun commentaire n’a encore été émis par le président Joe Biden ou la candidate à sa succession, Kamala Harris.

Son adversaire républicain, Donald Trump, a quant à lui vivement dénoncé une invasion de migrants provenant du Canada, sur Fox News, à la fin du mois d’août, dans une déclaration passée plutôt inaperçue.

Son colistier, le sénateur James David Vance, s’est quant à lui montré un brin plus nuancé, début décembre, devant des médias américains. En travaillant avec nos partenaires canadiens, on devrait pouvoir résoudre la majorité de ce problème, a-t-il assuré, lors d'une visite en Californie, tout en pointant du doigt les autorités canadiennes.

Sur le terrain, ce phénomène ne prend en tout cas aucun repos.

Dès que nous avons révélé à Rahul, le passeur de Brampton, notre véritable identité de journaliste, celui-ci a immédiatement supprimé son compte sur TikTok.

Mais quelques minutes plus tard, un autre passeur nous a répondu. Pour 4000 $, il promet de nous amener de Montréal à New York. Tout en se montrant rassurant. Pas besoin de s’inquiéter.

La preuve que les offres ne manquent pas.

Avec la collaboration de Jeff Yates et Taabish Naqvi

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